Le syndicalisme à l’épreuve des intérêts
Abdel Mabrouki, 39 ans de combats ou presque, est un activiste comme on n’en fabrique plus beaucoup. Il a grandi à Levallois-Perret, y a travaillé chez Pizza Hut, a adhéré à la CGT, puis créé Stop-Précarité pour pouvoir lutter avec des membres de diverses organisations en même temps. Au chômage, il vit maintenant à Lormont, un quartier populaire de Bordeaux. Et aimerait bien y monter une section SUD-Commerce. Changement de crèmerie, avec une volonté : créer du nouveau.
« Ce que j’aime, c’est créer des choses nouvelles : ça évite d’être dépendant des lourdeurs bureaucratiques de ceux qui sont déjà installés ». Et Dieu sait qu’Abdel Mabrouki a lutté contre les lourdeurs bureaucratiques de la CGT. Son livre « Génération précaire » (2004) est d’ailleurs autant à charge contre le précariat institutionnalisé de la restauration rapide… que contre les lourdeurs hiérarchiques de la centrale syndicale centenaire. Centrale dont l’heure de gloire remonte à l’époque où l’organisation du militantisme était calquée sur celle du travail dans les grandes entreprises industrielles style Renaud-Billancourt : pyramidale, hiérarchique, autoritaire. Les petites franchises de Mac Donald’s, Pizza Hut, Maxi-Livres ou Disney qui sont caractéristiques des nouvelles entreprises du commerce où pullulent les employés précaires du XXIème siècle, fonctionnent différemment. Bon nombre de syndicats n’arrivent pas à trouver la juste réponse à ces réalités nouvelles. A tel point que le taux de syndicalisation dans les entreprises privées françaises est inférieur à 5 % (taux le plus faible d’Europe).
Intérêts bien sentis
Les difficultés entre Abdel et le syndicat montreuillois remontent notamment à un conflit autour de KFC : « La CGT ne me soutenait pas, elle ne voulait pas de procès. Elle ne voulait pas de problème. Seulement distribuer des tracts à la sortie du restaurant… » Et de lâcher : « Pour avoir des sous, il faut préserver un certain consensus. » Accusation de mollesse sur fond d’intérêts bien sentis ? « La fédération du commerce, c’était 50 % de subventions, plus l’argent de ceux qui siègent dans les comités d’entreprise, plus la publicité. » Il enfonce le clou : « Les journaux locaux étaient truffés de pubs de Dassault. Tu connais beaucoup d’employés qui veulent acheter un Rafale ? » Selon lui, dans bien des cas le besoin de stabilité prévaut sur la mobilisation. « Comme à la CFDT, il y a maintenant un logiciel à la CGT pour contrôler les finances de toutes les unions locales, même les dissidentes. Tout le monde doit donner ses fonds à la confédération, qui te reverse ta part. Si t’es pas gentil, rien ne redescend. » Une nouveauté depuis la réforme du code du travail de 2008, qui oblige cependant les syndicats… à avoir une comptabilité officielle et publiée, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant ! L’adhésion à la Confédération Européenne des Syndicats (en 1999) et la capitulation devant la réforme des retraites sont pour Abdel Mabrouki le signe du passage d’un syndicalisme de combat à un syndicalisme d’accompagnement, sur le modèle de la CFDT. Pourtant, à l’en croire, il y a encore de l’espoir : « Dans les manifs, il y a encore des collectes. La solidarité de base existe encore. C’est le système que je dénonce. »
Dépasser le syndicalisme par la politique ?
A tel point qu’il envisage un moment de se rapprocher du NPA, à l’époque où Besançenot, qu’Abdel Mabrouki fréquentait sur les piquets de grève et les terrains de foot de l’Ouest parisien, y faisait souffler un vent de renouveau. Pour l’occasion, ne souhaitant pas adhérer en solo, il avait monté avec d’autres l’Appel et la pioche, collectif d’activistes qui redistribuait de la nourriture dans les grandes surfaces. « Je voulais qu’on adhère collectivement. Avec notre propre structure, pour peser. J’ai pris ma carte, on a vu, on est repartis. » Circulez.
Dans « Génération précaire », il décrit, suite à une visite à Elisabeth Guigou (alors ministre du travail de Jospin) à la veille des présidentielles de 2002 : « Elle nous alignait les chiffres du FMI alors qu’on lui parlait des conditions de travail des femmes de ménage africaines. En sortant de là, on s’était dit que la gauche avait besoin d’une bonne droite dans la gueule pour se réveiller. » Avec Le Pen au second tour, elle l’a eue. Et aujourd’hui, à la veille de nouvelles élections présidentielles ? « On a vu que ça a fait l’inverse : une bonne droite a endormi la gauche… » Et de conclure : « On va devoir attendre la Révolution ! »
Erwan Ruty / Ressources Urbaines
Publier un nouveau commentaire