SNCF : La lutte pour l’égalité des cheminots marocains

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Lundi, 1 Février, 2016
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D’un racisme légalisé à un racisme institutionnalisé ou  de l’histoire d’un rapport ambigu entre la SNCF et les populations minoritaires.


Ils sont presque 900, ou peut-être un millier. Comme dans la célèbre chanson de Ferrat, « ils veulent simplement ne plus vivre à genoux ». Des dizaines d’autres les rejoignent tous les jours. Tous concernés par le même bout de papier, une simple annexe, la fameuse « A1 ». Celle qui prévoit leur statut particulier, leur mise à l’écart des autres. En tant que cheminots « marocains » de la grande entreprise de transport public SNCF, ils ne peuvent jouir des mêmes droits que leurs collègues français.  Après des années de combats judiciaires sans succès, ils sont enfin entendus par le Conseil des Prudhommes de Paris le 23 mars 2015. La Fédération Nationale des Maisons des Potes est allée à leur rencontre. Récit d’un moment fort, parfois houleux, où les expériences des uns se heurtent au pragmatisme des autres et où la Société Nationale des Chemins de Fers est directement mise en accusation. Récit qui s’inscrit dans une réflexion plus large, autour de la manière dont la société traite ses individus jugés déviants. 

 

Une population discriminée

 

A partir des années 1970, la Sncf  engage un important processus d’embauches au Maroc, typique de l’histoire des migrations capitalistes. Officiellement, il convient de remercier la population marocaine, par des contrats de travail, du courage de ses soldats dans la défense des couleurs du drapeau français pendant la seconde guerre mondiale. Au-delà de la volonté affichée par la Sncf, il s’agit cependant de trouver des ouvriers capables d’effectuer des travaux contraignants, que les travailleurs français ne peuvent ou ne veulent pas faire. Les marocains sont alors jugés, d’une manière d’ailleurs tout à fait stigmatisante, plus forts et plus solides, aptes à l’effort physique intense, travaillent même malades et surtout ne font pas grève. Certains ont moins de 20 ans, triés sur le volet parmi les plus robustes de leurs générations. Ils se souviennent encore de leur arrivée en métropole, emplis alors d’une frénésie toute particulière. La réalité est cependant tout autre : le travail est dur et les marocains sont cantonnés aux tâches les plus ingrates. Certains meurent dans l’exercice de leur métier, parfois « coupés en deux par des trains, au moment où ils étaient en train de les assembler ».

 

Accrocheurs, enrailleurs, agents d’équipement, d‘entretien, de mouvements, tous s’aperçoivent, quelque soit leur situation professionnelle, du traitement spécifique qui leur est réservé. « J’ai toujours défendu la Sncf, j’ai toujours été heureux d’y travailler, mais la Sncf a trahi », dira l’un d’entre eux. Le travail des cheminots marocains est pourtant irréprochable : jamais un retard, jamais une sanction disciplinaire, jamais un problème d’alcool, pour les 40 ans de travail des marocains. Des inégalités sont malgré cela vérifiables dans les salaires, les primes de travail, les retenues des caisses de sécurité sociale et de prévoyance, et même dans l’avancement et la gestion des carrières des employés. « Voir ses collègues que l’on a formé nous passer devant, c’est très dur » souligne un des cheminots présents. « A la Sncf, la convention collective prévoit pourtant que vous ne pouvez pas rester dans la même position salariale pendant 3 ans ! » rappelle l’un d’eux. Les cheminots marocains sont eux restés 40 ans dans la même situation.

 

L’accès au soin est également inégalitaire : les cheminots marocains n’ont pas accès aux médecins de la SNCF et aux mêmes arrêts de travail en cas de maladie. Le cas d’un accident mortel est alors abordé, provoqué par la collision de trains où deux travailleurs sur les voies trouvent la mort. Tous les témoins français de l’histoire bénéficient d’arrêts de travail pouvant aller jusqu’à un an et demi, les autres n’auront rien : « annexe A1 » dira la SNCF. 

 

Toutes ces inégalités de traitement au cours des carrières sont mises en lumière aux périodes de départ en retraite des contractuels marocains. « On était jeune, on ne pensait pas à la retraite, mais on s’est vite rendu compte qu’elle allait être beaucoup plus basse que celle des français» rappelle l’un d’eux. Alors que les cheminots français peuvent partir à la retraite à 55 ans, et bénéficier d’un taux de calcul des pensions maximal, ces « chibanis » sont contraints de travailler plus longtemps pour rattraper la différence de statut et avoir le même montant.  Preuve de cette pénibilité du travail à deux vitesses, certains partent même parfois à la retraite à 70 ans ! « On pratique le culte du provisoire, on les prend solides mais dès qu’ils quittent la fonction, usés et meurtris par des années de travail, ils ne servent plus à rien », s’insurgera l’un d’entre eux. Des exemples de la sorte, ils en ont des dizaines. Progressivement, les langues se délient, et la retenue qui était la leur se mue en colère. Hakim, cheminot dans l’Oise, raconte l’histoire d’une femme d’un cheminot marocain, dont le mariage n’est reconnu qu’au Maroc,  avec 7 enfants en bas âge. Son mari meurt, et sa famille doit quitter le logement ». 

 

Durant de nombreuses années, les ouvriers marocains ne disent mot face à ces traitements discriminatoires. Partagés entre la peur du licenciement et le respect profond qu’ils conservent à l’égard de l’Etat Français, ils se tuent à la tâche et consentent malgré eux à ces inégalités de statut. Un fort sentiment d’injustice se répand tout de même chez les ouvriers

marocains : « Nos ancêtres ont participé à libérer la France, nous on a contribué à construire  la France, on a les mêmes devoirs mais pas les mêmes droits ! », s’indigne l’un d’entre eux. A la gare Saint-Lazare se tient par exemple un registre d’avancement spécifique aux salariés marocains.

 

De premières revendications commencent à naitre parmi les ouvriers discriminés. Certains écrivent même au ministre des transports de l’époque mais les lettres restent sans réponse. Tous les 5 du mois,  les cheminots marocains obtiennent un droit de réunion avec la direction. Certains résultats, relatifs certes, mais bien réels, sont cependant acquis. Les cartes de circulation par exemple, automatiques pour les cheminots français, et d’ailleurs à tous leurs ayants droits, sont accordées aux seuls cheminots marocains après 25 ans de travail.

 

Le rôle ambigu de la SNCF et des syndicats

S’il existe des réclamations archivées depuis longtemps,  la SNCF dissimule sciemment ces pratiques : « Dans les divers plans de restructurations de la Sncf, on perdu des papiers » se défend maladroitement l’entreprise publique. Les syndicats eux-mêmes jouent un rôle ambigu dans cette histoire, tiraillés entre la volonté de préserver les droits des salariés français et le soutien aux cheminots marocains face à ces discriminations.  Pire encore, la Sncf procède à un chantage avéré. Le cas des travailleurs marocains est alors clairement balancé avec la négociation salariale en cours. Aux 70 millions nécessaires à la régularisation de leur situation, on oppose la possibilité d’un plan social, concernant cette fois l’ensemble des travailleurs de l’entreprise. Les collègues français se dédouanent de toute responsabilité, ne montrent donc que peu de solidarité avec leurs homologues dans cette lutte pour l’égalité. Une lutte qui reste donc strictement marocaine. « Peut-on applaudir avec une seule main ? Nous n’avions pas de soutien, », s’écrie l’un d’entre eux.  Histoire typique de la lutte des classes où le patronat tente de diviser les salariés entre eux, en opposant les uns aux autres. Dans un autre procès engagé par l’association contre la compagnie aérienne Air France, prise en flagrant délit de typologie raciale de ses employés, sa demande d’intervention aux syndicats avait été retoquée, au motif que la direction engagerait des procédures de licenciement globales. La peur du plan social prend donc parfois le pas sur la lutte contre le racisme.

 

Une lutte pour l’égalité

 

Tout commence vraiment il y a 14 ans, le 10 décembre 2001, date à laquelle les cheminots marocains réussissent à s’organiser en collectif. Ils prennent alors conscience de l’ampleur de la discrimination. Certains écument les routes de France, à la recherche de cas similaires. « Le téléphone arabe existe et fonctionne donc plutôt bien » : s’amuse l’un d’entre eux. En effet, des gens s’inscrivent encore et rejoignent leur lutte. Malgré tous ces traitements différentiels, ils semblent garder en eux un vrai espoir qui s’accompagne d’un profond respect pour l’Etat français. Un espoir intact malgré l’échec de toutes les voies de recours utilisées jusqu’alors. A la manière des prisonniers américains décédant en cellule avant même d’avoir été jugés, certains n’ont même pas vu la fin du procès. En effet, la procédure judiciaire, lente et pétrie d’obstacles en tous genres, est jonchée des corps sans vie de certains des plaignants. Beaucoup de morts qui n’ont jamais profité et ne profiteront d’ailleurs jamais de leur retraite.

Cette affaire n’est pas sans rappeler d’autres luttes dans lesquelles la Fédération Nationale des Maisons des Potes s’est engagée. Au-delà même du cas des mineurs marocains, dont les droits n’étaient pas les mêmes que ceux de leurs homologues français, la situation plus récente des médecins étrangers, qui représentent d’ailleurs l’essentiel du personnel des services d’urgence, porte en elle les mêmes marqueurs racistes et discriminatoires.  

 

Face à la multiplicité de ces situations, l’union semble nécessaire. «Nous nous battons pour que les droits de l’homme soient respectés partout dans le monde et même pas chez nous » osera l’un des cheminots présents. L’appel à l’égalité des cheminots marocains est donc lancé à la fois à la SNCF, mais également adressé aux structures syndicales et aux autres populations victimes de discriminations.

La discrimination semble d’autant plus compliquée à combattre qu’elle parait dans ce cas institutionnalisée. Ici, les ouvriers marocains sont porteurs d’un stigmate, provoqué par le double processus d’exploitation économique et d’ostracisation sociale dont ils font l’objet.  Le philosophe italien Agamben disait que « la souveraineté d’un état se mesure moins à sa capacité à produire de la règle qu’à décréter de l’exception ». Comment expliquer sinon, que les prisons américaines soient de nos jours plus remplies de populations noires que sous l’esclavage ? Selon le sociologue Wacquant, le new Jim crow a remplacé le Jim Crow, qui correspondait au régime juridique exceptionnel des noirs américains. Le racisme institutionnel a remplacé celui autrefois légalisé. De la même manière, la collaboration pleine et entière de la SNCF sous le régime de Vichy, marquée par un racisme légal, s’est mue en pratiques discriminatoires exceptionnelles et pourtant institutionnalisées, à l’encontre des cheminots marocains.

 

Il n’aura donc pas fallu attendre si longtemps pour que renaisse un racisme latent  à l’égard de nouvelles populations au sein de la célèbre compagnie ferroviaire, à peine 20 ans après les départs si  nombreux, de trains estampillés  du label SNCF pour les camps de la mort.

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