CAMUS versus SARTRE : Le Match de Boxe algérien
Il est bientôt minuit. Le match va commencer. La foule ne retient déjà plus ses applaudissements de joie, et ses cris d’encouragements. Ça y est. En voilà un ! La foule se lève ! Vers nous, vers le ring de la pensée, s’avance, short blanc mais gants rouges, le challenger : Albert Camus, dit « l’Homme Révolté », le pourfendeur de l’absurde, prix Nobel de Littérature en 1957 par K.O. Ce résistant et journaliste, né le 7 novembre 1913 dans une commune d’Algérie, n’a pas attendu les événements de la Toussaint de fin 54 pour donner des coups à l’injustice que vivent les Algériens. Toutes les injustices coloniales : le mensonge répété de la promesse non tenue de l’assimilation, les abus du colonialisme, l’injustice de la répartition des terres agraires, le sentiment d’humiliation. Voilà, selon lui, les 4 points légitimes de la revendication arabe. Il dénonce tout ça dans son recueil d’articles «Chroniques algériennes : 1939 – 1958 ». Dans l’avant-propos, il écrit : « ce livre est l’histoire d’un échec, celui de n’avoir pas réussi à désintoxiquer les esprits ». Réussira-t-il ce soir à déjouer le marteau et la faucille de l’outsider ?
D’ailleurs, dans un vrombissement digne des plus grandes rencontres de boxe, le public, dans une hystérie collective, l’entrevoit, le sent, le distingue, le voici, notre champion : short rouge et mains sales, né le 21 juin en 1905 dans la capitale française, celui qui est « L’Enfer pour les Autres », « La Putain Respectueuse », prix Nobel de Littérature, un prix cependant que ce résistant et journaliste refusera. Le 22 octobre1964, un membre de l'Académie de Suède annonçait officiellement : « Le prix Nobel de cette année a été attribué à l'écrivain français Jean Paul Sartre pour son œuvre qui par l'esprit de liberté et la recherche de la vérité dont elle témoigne a exercé une vaste influence sur notre époque. ». Tout ça, c’est du passé. Il n’en veut pas. Sartre ôte ses lunettes, les tend à sa compagne Simone de Beauvoir, lui sourit, puis, en direction de la foule il lève les bras, d’un coup, à ce signe : la foule lui répond par une clameur indescriptible ! Cet embrasement dure une éternité ! Le sourire qu’il affiche alors, droit vers son adversaire, nom de dieu : c’est le silence au milieu du bruit. Serein, l’existentialiste est prêt à rendre les coups.
Le Challenger ne veut pas de nation algérienne
Pour les départager sur la question de l’Algérie, l’arbitre de ce soir est la raison. Mais comment parler de raison sans avoir de cœur ? Et c’est lui, ce cœur, qui est déchiré ce soir. Déchiré entre le pacifiste, progressiste avant l’heure, un progressiste actif qui dénonce dans ses papiers la misère et les souffrances, comme en 1939 dans l’article Misère de la Kabylie. D’un point de vue social, il est un progressiste avant-gardiste soucieux des salaires et des conditions de travail. Du point de vue politique : il milite pour un droit de vote encore non accordée aux neuf millions de Musulmans algériens, neuf fois plus nombreux que les colons. (Il parle même d’une république fédérative de Kabylie) mais, et ce cœur se resserre, Camus, short blanc et gants rouges, considère que le concept de Nation Algérienne est un non-sens, c’est pour ces jeunes « qui n’ont pas de culture politique ». La Nation Algérienne ? Il ne veut pas en entendre parler. Il ne veut pas de divorce. Le public peut-il comprendre cet enfant d’Algérie, qui ne veut pas le chemin de sang qu’emprunte la révolution algérienne ? Peut-il comprendre que ce journaliste ne comprend pas ces autorités de la Métropole qui promettent, mais renoncent toujours à se laisser aller à une démocratie vécue par tous, Musulmans et colons, de la même manière ? Pour cet enfant du Constantinois, pour cet éminent boxeur de la pensée du XXème siècle, c’est là le drame, l’uppercut qu’il veut devancer : les Musulmans menés par Ferrat Abas disaient « donnez-nous nos droits ! ». Mais comme on ne les leur donne pas, ils crient aujourd’hui : « alors cassez-vous ! ». Et ça, cet enfant d’Algérie, le comprendre il ne veut pas.
De l’autre côté, depuis son coin, l’outsider l’a compris. Tout ça et tout le reste. Tout ça : le sens de l’Histoire, à cette époque des décolonisations, et tout le reste : le sens de l’Histoire algérienne, même s’il faut emprunter les sens interdits de la raison. Ça fait longtemps qu’il a compris, pense-t-il, compris qu’on doit à tout prix cacher à son cœur ce que la raison enterre. La Paix ? Dans un système d’oppression coloniale ? Oui. Au nom des opprimés, il faudra utiliser la violence révolutionnaire. D’abord les mots. La revue Temps Modernes publie en 1955 : L’Algérie n’est pas la France. Le fondateur, et directeur de la revue, n’est autre que notre champion en personne : Jean-Paul Sartre. Lui-même enverra en 1956 un bon direct du droit avec l’article Le colonialisme est un système, dont « les mécanismes politiques et économiques sont à combattre » dit-il au « meeting pour la paix en Algérie », organisé par le Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie, au début de la même année, à Paris. Un système à combattre par les mots, certes, mais pas seulement. Le gong a retenti ! Le match peut commencer.
Le contentieux communiste
Un premier round pour tout expliquer ? Si nos penseurs-boxeurs s’affrontent ce soir, c’est à cause de cette « fin qui justifie les moyens ». Ils sont amis depuis 1943, depuis qu’ils écrivaient ensemble dans le journal résistant Combat. Puis leur amitié va prendre fin. D’accord sur le but, Camus le Révolté et Sartre l’Existentialiste ne s’entendent plus sur la méthode. C’est notre challenger qui amorce les hostilités, après une feinte, une adhésion au Parti communiste de 1935 à 36, le premier coup est porté au menton de Sartre. C’est l’incroyable crochet du gauche de Camus qui va sonner le glas de leur relation, l’incroyable L’Homme Révolté publié en 1951. Dans cet ouvrage, Albert Camus réfute la conception marxiste qui légitime l’utilisation de la violence. La sueur coule sur le front depuis l’URSS de Staline et des autres excuseurs du totalitarisme. Quant à Sartre, le parti communiste est le Parti du prolétariat. Il devient président de l’Association France-URSS pays où, d’après lui « la liberté de critique est totale ». Le challenger insiste : l’idéologie marxiste ne peut pas justifier les crimes staliniens. Camus est en forme. Sartre encaisse, essaie de parer les coups, il rétorque : ces crimes ne peuvent pas, à leur tour, prétexter l’abandon de l’engagement révolutionnaire : « tout anticommuniste est un chien » crache-t-il. Fin du 1er round. L’arbitre a du mal à séparer les deux adversaires. Ils finissent par rejoindre leurs coins. Assis sur son tabouret, Sartre accuse le coup. Son challenger est plus vif que prévu. Et surtout, le stalinisme ça laisse des traces. En 1956, les chars soviétiques écrasent l’insurrection de Budapest. 3 000 morts. 200 000 réfugiés. Sartre signe une pétition d’intellectuels communistes contestataires, et peu à peu se démarque du Parti. Sa fidélité au communisme, c’est fini. Le gong retentit de nouveau. C’est la reprise. Mais cette fois-ci, sur le vrai terrain de cette rencontre historique : la Guerre d’Algérie.
Sur ce terrain-là, paradoxalement, Jean-Paul Sartre le parisien a l’avantage sur le franco-algérien. Celui qui avait déjà une conscience anticolonialiste, notamment en Tunisie ou au Maroc, a un très bon second souffle, mais surtout, Sartre a un très bon jeu de jambes. Dans une lettre envoyée au procès des réseaux français de soutien au FLN qui se tient en 1960, il se déclare « porteur de valises » pour le financement du FLN. Oui, avec Simonne de Beauvoir, ils jouent les intermédiaires. La lettre est lue par Roland Dumas, alors défenseur du « réseau Jeanson ». Aussitôt, Sartre voit son appartement plastifié par les supporters de l’Algérie française. A deux reprises, en 1961 et 1962, il échappe au pire. Quel jeu de jambes. Sartre jusqu’au bout participera aux manifestations, les conduira, signera les pétitions, témoignera à des procès.
Avant de jeter l’éponge
Même dans les cordes, Camus n’est pas en reste. Actif comme peut l’être un vrai pacifiste, il multiplie les initiatives pour convaincre les démocrates des deux camps dans sa Lettre à un militant algérien. En janvier 1956, il organise à Alger une réunion pour une trêve civile, une réunion à laquelle participe Germaine Tillon (voir page 14). Il se dresse contre les tortures opérées du côté français comme du côté du peuple arabe. Mais des deux côtés, il est considéré comme un traitre. Son plan de fédération est méconnu. Personne ne le comprend. Il devient la cible de plusieurs attentats. Les coups pleuvent. Il sait qu’il va perdre. La poursuite de la guerre semble inévitable. C’est la Chute. Il met un genou à terre. Se relève. Alors qu’il est dans les vaps, Albert Camus l’anticolonialiste se prononce contre l’indépendance de l’Algérie. Dans Algérie 1958, il va même jusqu’à dire que cette revendication n’est pas celle du peuple arabe. Discrédité, à partir de 1958, il n’interviendra plus sur le sujet : il a perdu. K.O. debout.
C’est le début de la fin ? Sartre, au milieu du ring, le regard lointain, se souvient de sa « naissance de l’Histoire ». C’est en 1938, avec les Accords de Munich (entre Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier) où les pacifistes ont cédé aux fascistes, préférant la lâcheté plutôt que prendre la mesure de leur responsabilité. Ce désaveu créera en lui un choc intellectuel et philosophique. Malgré son incompétence dans des domaines essentiels (courage, organisation), à l’heure de la France de Vichy, la nécessité de la résistance devient chez lui une évidence. Il faut réagir. Toujours. Alors plus tard, dans la préface des Damnés de la Terre de Frantz Fanon (voir page17), Sartre écrit « « Ils ont bonne mine, les non-violents. Ni victime, ni bourreau » et plus loin : « Mais si le régime tout entier et jusqu'à nos non-violentes pensées sont conditionnées par une oppression millénaire, votre passivité ne sert qu'à vous ranger du côté des oppresseurs ». Camus n’a pas compris le sens de l’Histoire, semble dire Sartre en le voyant tomber. Pour l’existentialiste, le pacifisme n’est que passivité. Selon lui, le contexte de la colonisation justifie la réaction armée des opprimés, terrorisme inclus. L’arbitre va interrompre le match. L’un voulait plus d’égalité mais pas de l’indépendance. L’autre voulait plus de socialisme mais pas de fédéralisme. Fin de match ? L’un voulait le pacifisme, quand l’autre justifiait le terrorisme. Fin de match. L’Histoire donne son avis : Camus avait le cœur pour lui, quand Sartre avait la raison.
dolpi
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